V
UN VISAGE DANS LA FOULE

Bolitho reposa sa tasse et s’approcha lentement de la haute fenêtre de poupe. Autour de lui, la coque de l’Indomptable semblait trembler sans cesse, comme par un fait exprès. Tout était bien différent du Royal Enterprise dont il avait débarqué dans l’après-midi. Il regarda à travers les vitres épaisses et l’aperçut, à l’ancre. Son œil exercé distinguait les marins qui s’activaient sur les vergues et dans les hauts, tandis que d’autres halaient à bord des vivres frais depuis une allège à couple. Le Royal Enterprise allait bientôt appareiller pour une nouvelle mission. Son patron ruminait encore la fin brutale d’un transport et d’un équipage qu’il connaissait par cœur. Il était moins à l’aise désormais, car seule la vitesse lui permettrait de les protéger d’un ennemi si déterminé.

On était en milieu de matinée, Bolitho s’était mis au travail à l’aube. La chaleur de la réception qu’on lui avait réservée l’avait tout à la fois surpris et touché. Tyacke était venu le chercher en personne à bord du Royal Enterprise et son intérêt s’était éveillé lorsque Tregullon avait fait mention de l’attaque.

Bolitho jeta un coup d’œil circulaire sur sa chambre, encore si familière même après son séjour en Angleterre. Tyacke avait fait du bon travail, le vaisseau était remis en état et paré à reprendre la mer. Même au port, le temps n’encourageait pas vraiment ce genre d’activités. Mais juste à ce moment, un faible rayon de soleil donna l’illusion qu’il faisait plus chaud. Il tâta la vitre : ce n’était bien qu’une illusion.

Il aurait dû le savoir. Et malgré ces conditions, le résultat était à l’honneur du commandant. Ici, dans sa chambre, ces pièces avaient rugi pendant la bataille. Pour lors, elles étaient installées confortablement derrière les mantelets fermés, les affûts avaient été repeints, les volées ne portaient plus trace de fumée ni de feu.

Son regard tomba sur sa tasse vide. Le café était délicieux et il se demanda combien de temps dureraient ses réserves. Il imaginait Catherine dans la boutique de St. James’s Street, au numéro trois, un endroit qui faisait partie de ce nouvel univers dont elle lui avait ouvert les portes. Du vin, du café, tous ces petits luxes dont elle savait bien qu’il n’y aurait jamais pensé pour lui-même, ni qui que ce soit d’autre.

Keen arriverait dans l’heure : il lui avait fait dire qu’il devait d’abord rendre visite à l’un des commandants de l’armée de terre qui souhaitait lui parler de l’amélioration des défenses et du renforcement des batteries côtières. Il suffisait de consulter une carte quelconque pour comprendre combien cela importait. Halifax était leur dernière base navale digne de ce nom sur la côte atlantique. Les Américains, eux, en possédaient à revendre : Boston, New York, Philadelphie, ainsi que des dizaines de baies et d’estuaires où ils pouvaient dissimuler une armada si cela leur faisait envie.

Il se demanda ce qu’Adam pensait de sa nouvelle position de capitaine de pavillon. Après avoir connu la solitude d’un commandement isolé, c’était peut-être précisément ce dont il avait besoin. A contrario, cela risquait aussi de lui rappeler cruellement ce qui aurait pu être.

Il referma le dossier de toile qu’il consultait et se pencha sur le rapport de Keen. Un convoi de cinq navires marchands avait reçu ordre d’attendre une escorte plus musclée au large des Bermudes avant d’entamer la dernière partie de la traversée jusqu’aux Antilles. Pour lors, Dawes n’avait affecté que deux bricks à leur protection.

Le convoi n’était jamais arrivé aux Bermudes. Tous les navires avaient été pris ou coulés.

Lorsqu’il recevrait Keen, il comptait percer le fond de sa pensée à ce sujet. Ce désastre s’était produit quelques jours après qu’il eut mis sa marque à bord de la Walkyrie – il n’y avait plus rien à faire. Mais que dire de Dawes, qui exerçait les fonctions de commodore par intérim en attendant l’arrivée de Keen ? Peut-être avait-il eu ses raisons pour avoir laissé ces bâtiments marchands s’aventurer sans protection dans une zone qui était devenue le terrain de chasse des vaisseaux de guerre comme des corsaires ennemis.

Il avait consulté Tyacke, lequel n’avait pas eu un instant d’hésitation.

— Il pensait trop à garder la maison en ordre. J’ai appris que la promotion a parfois cet effet sur un homme.

Dur et sans détour, comme toujours… Tyacke s’était même montré assez méprisant à propos de ses deux épaulettes toutes neuves. Il avait été promu capitaine de vaisseau confirmé, et avait immédiatement connu le privilège du grade, car on lui avait fait la faveur de le dispenser des trois années de service requises en tant que simple capitaine de vaisseau.

— Je suis toujours le même, sir Richard. Je crois que Leurs Seigneuries ont un autre système de valeurs !

Puis il s’était un peu calmé.

— Mais je sais qu’il faut y voir votre main, et cela, je le respecte.

Bolitho se surprenait pourtant d’avoir ressenti ce retour comme un retour chez lui. En dépit de ce qu’il avait espéré, il était là où il devait être.

Il avait raconté à Tyacke l’attaque menée contre le Royal Herald et avait lu sur son visage défiguré qu’il se concentrait, qu’il pesait chaque élément d’information, tentant de le raccorder à ce qu’il savait déjà.

Un bombardement soutenu, pour s’emparer puis détruire le transport avant qu’il puisse s’enfuir à la faveur de l’obscurité. Personne n’avait entendu le moindre coup de canon en riposte, ni perçu la moindre réaction. Rien. C’était un assassinat délibéré. S’agissait-il d’un piège tendu au Royal Enterprise ? Contre lui ? Était-il imaginable qu’un seul cerveau ait conçu tout cela – pour échouer par un extraordinaire coup du hasard combinant mauvais temps et avarie ?

Il avait examiné tous les documents que Keen avait recueillis à son intention en sachant que c’était la première chose que demanderait à voir son amiral. Sauf si un autre Nathan Beer avait pris la mer sans que les croisières l’aient su. Mais comme leurs ordres étaient de surveiller tout mouvement soudain de bâtiment, cette théorie paraissait fort improbable. Et dans ce cas, la simple coïncidence était, elle aussi, très improbable.

Ils voulaient vot’peau.

Alors ce n’était pas un nouveau Nathan Beer. Peut-être n’y avait-il plus aucun officier à posséder cette riche expérience, ce sens de l’honneur. Beer était d’abord et avant tout un marin : tuer des hommes sans défense, incapables de résister, voilà qui n’était pas dans ses façons. Bolitho se demanda si sa veuve, qui habitait Newburyport, avait reçu le sabre de Beer qu’il lui avait expédié. Y attachait-elle de l’importance ? Il se surprit à tourner les yeux vers le vieux sabre de famille accroché dans son râtelier et objet de tous les soins d’Allday. Si le pire lui arrivait, cette arme serait-elle de quelque secours à Catherine ? Il songea au portrait qu’elle avait commandé pour lui. Le peintre l’avait saisie telle qu’elle souhaitait que l’on se souvienne d’elle, avec cet habit sommaire de marin qu’elle portait dans la chaloupe. Peut-être aimerait-elle le vieux sabre…

La porte s’entrouvrit, ce qui eut pour effet de chasser ses pensées moroses. C’était Avery. Son court séjour en Angleterre l’a énormément affecté, se dit Bolitho. Avery, qui avait toujours été un peu à l’écart, se montrait encore plus distant, plongé dans ses pensées. Bolitho éprouvait trop de respect à l’égard de George Avery pour essayer de lui arracher son secret. Ils avaient partagé trop de périls pour savoir que leur compréhension tacite était leur point d’ancrage. Avery lui dit :

— Signal de la Walkyrie, sir Richard. Le contre-amiral Keen s’apprête à nous rendre visite.

— Prévenez le commandant Tyacke, voulez-vous ?

— Il est déjà au courant, lui répondit doucement Avery.

Bolitho attrapa sa vareuse en drap épais. C’était irrationnel : il n’aimait pas l’avoir sur le dos lorsqu’il travaillait dans ses appartements, peut-être parce qu’il croyait que cela pouvait influer sur ses décisions et l’amener à penser davantage comme un amiral que comme un homme.

C’était bien vrai : Tyacke semblait toujours être informé de tout ce qui se passait à son bord. Peut-être était-ce là ce qui lui permettait de surmonter sa rancœur, sa peur même de prendre ce commandement ou de devenir capitaine de pavillon, après l’existence libre qu’il avait connue à bord de la Larne. Le commis, James Viney, avait été débarqué pour raison de santé et d’inaptitude à la mer. Bolitho soupçonnait Tyacke d’avoir deviné depuis le début que Viney avait truqué ses comptes, de connivence avec des fournisseurs maritimes tout aussi malhonnêtes que lui. Ce genre de délit était courant, et certains commandants préféraient fermer les yeux. Pas James Tyacke.

Bolitho revint sur l’attaque. A supposer qu’elle ait été perpétrée dans le seul but de le tuer. L’idée lui paraissait plausible. Quant au véritable motif, c’était autre chose. Pris isolément, pas un homme ne pouvait faire à lui seul une telle différence. Il n’y avait que Nelson pour avoir remporté une victoire éclatante sur la seule base de son inspiration après être tombé, mortellement blessé.

Avery lâcha brusquement :

— J’avais quelque chose à vous dire, sir Richard.

Il détourna les yeux, surpris par les bruits de bottes des fusiliers qui se préparaient à recevoir leur visiteur avec tous les honneurs.

— Mais cela peut attendre, ajouta-t-il.

Bolitho alla s’asseoir sur un coin de la table.

— Je ne crois pas que ça attendra. Vous êtes dans tous vos états. Se laisser aller à une confidence, quelle qu’elle soit, aide souvent à alléger le poids du fardeau.

Avery haussa les épaules.

— C’était lors d’une réception, à Londres…

Il essaya de sourire.

— J’étais comme un poisson hors de l’eau – mais non, le sourire ne venait pas. Votre… Lady Bolitho était présente. Nous ne nous sommes pas parlé, elle ne me connaît probablement pas.

— Je ne suis pas sûr de ce dernier point, mais merci de me l’avoir dit. J’imagine que cela vous aura demandé du courage. Surtout quand on pense que votre amiral n’était pas de trop bonne humeur, ces derniers temps !

C’était donc cela. Il ne voulait pas m’en parler parce que cela risquait de me troubler. Bolitho, qui l’interrogeait sur les raisons de sa présence en ce lieu, saisit sa coiffure en entendant des bruits de pas derrière la tenture. C’était le second, encore assez raide et mal à l’aise dans son nouveau rôle.

— Le commandant vous présente ses respects, sir Richard.

Il examinait discrètement la grande chambre et Avery se fit la réflexion qu’il n’y portait pas le même regard qu’eux.

Bolitho sourit.

— Parlez, monsieur Daubeny. Nous sommes tout ouïe.

L’officier eut un sourire nerveux.

— Le canot du contre-amiral Keen a poussé, amiral.

— Nous montons.

Lorsque la porte se fut refermée, Bolitho demanda à Avery :

— Ainsi donc, on n’a pas tenté de vous mêler à ce scandale ?

— Je ne l’aurais pas permis, sir Richard.

Malgré ses rides profondément creusées, en dépit des mèches grises qui parsemaient sa chevelure sombre, il avait l’air vulnérable. Au ton de sa voix, on aurait cru quelqu’un de bien plus jeune.

Ozzard ouvrit la porte, ils passèrent devant lui.

Arrivé au pied de la descente, Bolitho s’arrêta pour se tourner vers son aide de camp, saisi d’une brusque intuition. Ou alors, ce garçon est amoureux, et il ne sait comment s’y prendre.

Lorsqu’il arriva sur le pont détrempé, Tyacke l’attendait.

— Un bien beau comité d’accueil, commandant.

Son visage défiguré, dur, resta impassible.

— Je transmettrai votre compliment à la garde, amiral.

Avery écoutait sans en perdre une miette. Il songeait à la réception, aux robes osées, à toute cette arrogance. Que savaient-elles, ces femmes, de gens comme eux ? Tyacke, son visage qui n’en était plus un, le courage avec lequel il supportait les regards, la pitié et la répulsion qu’il inspirait. Ou encore Sir Richard, agenouillé sur le pont et qui tenait la main d’un commandant américain à l’agonie.

Comment auraient-elles pu savoir ?

Les quartiers-maîtres boscos humectaient leurs sifflets d’argent, des mousses se tenaient prêts à écarter le canot. Les fusiliers, alignés sur deux rangs, se balançaient doucement au gré de la houle.

C’est ma vie. Il n’est rien que je désire davantage.

— Fusiliers ! Présentez…

Le reste se perdit dans le brouhaha. Ils appartenaient de nouveau à un seul et même équipage.

 

Au terme de cette journée qui n’en finissait pas, maintenant que les officiers et les officiels venus faire visite à l’amiral avaient cessé leurs allées et venues, honorés conformément à leurs rangs et prérogatives, l’Indomptable paraissait tranquille et en paix. On avait renvoyé tout le monde en bas pour la nuit, seuls restaient sur le pont les veilleurs et les fusiliers de faction.

A l’arrière, dans sa chambre, Bolitho contemplait les étoiles qui se reflétaient et semblaient se confondre avec les lumières scintillantes de la ville. Ici ou là, on apercevait un fanal avancer lentement sur les eaux sombres : canot de rade, chaloupe du courrier, ou simple pêcheur.

La journée avait été éreintante. Adam et Valentine Keen étaient arrivés ensemble, et Bolitho avait remarqué qu’ils n’étaient pas très à leur aise lorsqu’ils avaient croisé Tyacke et Avery. Keen s’était également fait accompagner de son nouvel aide de camp, l’Honorable Lawford de Courcey, un jeune homme svelte à la chevelure aussi claire que celle de son amiral. Keen avait expliqué que de Courcey lui avait été chaudement recommandé, c’était un homme intelligent et plein d’allant. Et ambitieux en prime, à en croire le peu de chose qu’il lui en avait dit. Rejeton d’une famille influente, mais sans antécédents dans la marine. Keen avait l’air ravi, mais Bolitho se demandait si tout cela n’avait pas été monté par l’un des nombreux amis de son père.

Adam s’était montré très chaleureux, mais restait réservé en présence des autres, et Bolitho avait deviné la lassitude qu’il tentait de dissimuler. Keen, lui, avait semblé préoccupé par la guerre et par ce qu’ils devraient envisager lorsque le temps serait redevenu favorable. S’agissant de la perte du Royal Herald, il n’avait aucune explication. La plupart des bâtiments américains en état de naviguer étaient au port, des bricks et autres petits navires les surveillaient de près. Les jeunes enseignes qui commandaient tous ces modestes bâtiments y gagnaient une chance d’être promus. La chose était arrivée un jour à Bolitho. Il s’effleura l’œil, fronça le sourcil. Tout cela paraissait si loin.

Il avait fait le tour du bord en compagnie de Tyacke, autant pour être vu que pour inspecter les travaux de carénage. Au cours de son combat contre l’Unité, le bâtiment de Tyacke avait perdu soixante-dix officiers marins et fusiliers, tués ou blessés, soit le quart de l’équipage. On avait trouvé de quoi combler les trous, surtout en prélevant du monde à bord de vaisseaux qui rentraient au pays, ainsi qu’un nombre surprenant de volontaires, des habitants de la Nouvelle-Écosse qui vivaient de la mer avant que les vaisseaux de guerre et les corsaires leur ôtent ce moyen d’existence.

Ils finiraient par s’habituer aux us et coutumes de l’Indomptable, mais pas avant d’avoir pris la mer, aussi soudés que du temps de l’équipage d’origine. Alors seulement ils sauraient réellement ce qu’ils valaient.

Bolitho les avait repérés, ces yeux ébahis, les regards curieux de tous ces gens qui n’avaient encore jamais vu l’homme dont la marque flottait en tête du grand mât. D’autres, les plus anciens, l’avaient salué ou avaient levé une main tachée de goudron pour accueillir leur amiral et montrer qu’ils le connaissaient, qu’ils s’étaient battus avec lui, qu’ils en avaient payé le prix, jusqu’à ce que l’ennemi amène ses couleurs dans la fumée.

Bethune avait décidé d’appeler son escadre l’Escadre Sous-le-Vent et Leurs Seigneuries s’étaient montrées bien plus généreuses que tout ce qu’il aurait pu espérer. Elles lui avaient accordé huit frégates et autant de bricks. Sans compter la puissante Walkyrie et l’Indomptable. Il disposait en outre de quelques goélettes et brigantins, ainsi que de deux galiotes à bombes pour lesquelles l’Amirauté n’avait même pas pipé. Une escadre impressionnante, rapide, qui devait encore être rejointe par Le Redoutable, ce vieux vaisseau de ligne de 74. Il avait reçu ordre de rallier Antigua. Grâce aux renseignements précieux que leur rapportaient leurs petits bâtiments au cours de leurs patrouilles incessantes, ils devaient être en mesure de répliquer à toute nouvelle tactique de l’ennemi. Les frégates américaines, plus grosses et plus puissamment armées, avaient déjà fait la preuve de leur supériorité… jusqu’à ce que l’Unité se mesure à son vaisseau. Et même alors… Mais il manquait encore une pièce au puzzle. Bolitho reprit ses allées et venues sur le pont recouvert de toile en damier noir et blanc, sa tête frôlait les énormes barrots. Le Royal Herald avait été détruit ; un ou plusieurs bâtiments avaient donc réussi à échapper aux croisières et, profitant du mauvais temps, s’étaient peut-être enfuis des ports. Inutile d’écarter ce fait d’un revers de main, ou d’y voir une simple coïncidence. Et s’il s’agissait d’une embuscade bien montée qui avait échoué, quelles conclusions devait-il en tirer ? Les Américains seraient obligés de lancer très bientôt une nouvelle attaque. Tyacke semblait convaincu qu’il s’agirait d’une opération terrestre, dirigée contre le Canada. Là encore, tous les rapports suggéraient qu’une telle attaque pouvait être contenue. Les soldats britanniques appartenaient à des régiments éprouvés, mais Bolitho avait chèrement appris, au cours de la guerre précédente, que l’on faisait souvent trop confiance aux miliciens et aux volontaires, ou aux éclaireurs indiens peu accoutumés à la discipline du combat d’infanterie.

Pour les Américains, la rapidité était essentielle. Napoléon battait en retraite ; chaque jour de la campagne, ses amis et ses alliés de toujours l’abandonnaient. Sa défaite était inévitable, la chose était certaine, et arriverait peut-être même plus tôt que ce qu’osaient espérer les stratèges de Londres. Et lorsque ce jour viendrait… Bolitho entendait encore Bethune lui assurer que la défaite des Français rendrait disponibles beaucoup de vaisseaux pour la guerre en Amérique. Mais en attendant… Il cessa de marcher, s’approcha du balcon en abord et s’assit pour contempler les tourbillons dans l’eau noire.

Il avait sans doute eu raison, dans les appartements luxueux qu’occupait Bethune, et pourtant, ni l’un ni l’autre ne s’en étaient aperçus ni n’en avaient pris conscience. Bolitho fixait à en pleurer les lumières qui se réfléchissaient dans l’eau. Toutes ces dépêches aux mots soigneusement pesés, ces listes de vaisseaux et d’escadres qui, sans relâche, assuraient la protection des lignes de ravitaillement des armées de Wellington. Des navires qui approvisionnaient ses régiments victorieux, qui seuls rendaient possible la moindre petite avance. Cela avait même échappé à Sillitœ. Peut-être parce que cela ne s’imbriquait pas bien dans ses propres plans et dans les hypothèses qu’il soumettait au Prince-Régent. Trop d’arrogance, de confiance en soi : ce ne serait pas la première fois qu’une stratégie mûrement pesée serait mise en échec par des responsables ne voyant que ce qu’ils voulaient bien voir.

C’était comme un visage dans la foule, qui est là mais que l’on ne remarque pas.

Tout ce qu’ils étaient capables de voir, c’était la défaite finale de Napoléon. Au terme de vingt ans de guerre, cela semblait du moins une issue favorable. Il le savait, Tyacke n’avait pas fait le moindre effort pour dissimuler le dégoût que lui inspirait la manière dont Peter Dawes avait dirigé l’escadre en l’absence de son amiral. Peut-être Dawes appartenait-il à cette catégorie d’hommes qui restaient aveugles à tout ce qui n’était pas leur avancement – avancement qui pouvait aussi bien s’évanouir comme un banc de brume si la guerre prenait fin.

Bolitho repensait à ses visiteurs. Keen, assez réservé, mais enthousiasmé par son nouveau commandement, essayant désespérément d’oublier le passé et de surmonter sa perte. Adam, lui, ne semblait ni capable ni désireux d’en faire autant.

Il entendit un raclement derrière la porte de l’office, discret signal d’Ozzard pour lui indiquer sa présence en cas de besoin.

Et moi dans tout ça ? Bolitho était tellement amer d’avoir quitté la femme qu’il aimait qu’il en avait oublié les réflexes acquis lorsqu’il commandait une frégate, bien des années plus tôt.

Peut-être était-il destiné à finir ainsi… Bolitho avait ouvert la portière sans même s’en rendre compte. Le fusilier de faction le regardait fixement, tétanisé : leur amiral, cet homme à qui il suffisait de lever le petit doigt pour donner un ordre, en manches de chemise alors qu’il faisait si humide dans les entreponts. Que lui arrivait-il donc ?

Bolitho entendit des murmures, cela venait du carré. Peut-être Avery. Ou alors James Tyacke. Mais il était probablement à travailler dans sa chambre. Il ne dormait jamais plus d’une heure ou deux d’un seul trait. Bon, il y avait sûrement quelqu’un avec qui parler.

— Quelque chose qui ne va pas, sir Richard ?

Allday était là qui l’observait, son ombre se balançait lentement sur le pont fraîchement repeint, le visage ne manifestait aucune surprise. Comme s’il avait tout deviné.

— J’aimerais parler à quelqu’un, mon vieux… Rien de grave, encore que…

Il se tourna vers le factionnaire raide comme une baguette de fusil et qui le fixait toujours, les yeux tellement exorbités que l’on aurait cru que son col l’étranglait.

— Détendez-vous, Wilson, vous n’avez rien à craindre.

Le fusilier essaya de déglutir.

— Bien, amiral !

Lorsqu’il eut entendu la porte se refermer, l’homme s’essuya le visage d’un revers de manche. S’il l’apprenait, son sergent l’expédierait droit en enfer. Heureusement, il appartenait à son escouade dans la hune, avec tous les tireurs d’élite, lorsqu’ils avaient lâché un feu nourri sur l’ennemi. Mais en ce moment, tout ça n’avait aucune importance. Il dit tout haut : « Il connaît mon nom ! Il connaît mon nom ! »

Ozzard avait rempli un quart de rhum et l’avait posé sur la table, pas trop près quand même, au cas où il aurait pris fantaisie à Allday de croire qu’il était également son domestique.

Allday était allé s’asseoir sur le banc et regardait Bolitho qui s’agitait comme un lion cage.

— Dites-moi, vieux, vous vous rappelez les Saintes ?

Allday hocha la tête. Bryan Ferguson lui avait posé la même question quand ils attendaient que Bolitho et sa dame rentrent de Londres.

— Ouais, amiral, j'm’en souv’nons bien.

Bolitho caressait les membrures incurvées, comme pour sentir la vie et les battements de cœur du vaisseau.

— Cette vieille demoiselle y était, même si je ne me souviens pas d’elle. Je n’aurais jamais imaginé alors ce qu’elle représenterait un jour pour moi. A l’époque, elle avait cinq ans.

Allday le vit sourire. Bolitho parlait du bâtiment comme d’un vieux camarade.

— Tant de milles, tant d’hommes, pas vrai ?

Il se retourna, son visage était redevenu impassible, presque triste.

— Mais c’est vrai, nous avions un autre bâtiment ce jour-là, le Phalarope.

Allday but une petite gorgée de rhum. Il ne se souvenait même pas d’avoir pris son quart. Il en avait connu des moments comme celui-ci, avant que l’amiral arbore fièrement sa marque, avant qu’il devienne célèbre, qu’il soit l’objet d’un scandale épouvantable. C’était arrivé si souvent. Il le regardait, partageait ses sentiments, conscient d’être l’un des rares avec lesquels cet homme, ce héros, pouvait parler en toute liberté.

Il ne se sentait pas capable de raconter la scène à Unis. En tout cas, pas avant de l’avoir retrouvée. Demander au lieutenant de vaisseau Avery de tenir la plume pour lui était hors de question. Plus tard, lorsque le moment serait propice, comme lorsqu’il lui avait raconté la mort de son fils. Il leva les yeux vers la clairevoie fermée. Cela s’est passé à quelques mètres.

Bolitho reprit :

— Ce jour-là, si l’amiral Rodney a rompu la ligne française, c’est parce que les frégates ennemies n’avaient pas percé ses intentions. Mais nos frégates, elles, n’ont pas failli.

Il avait le regard perdu, il ne se souvenait pas tant de la bataille entre les deux flottes que de la lenteur de l’approche avant le massacre qui avait suivi. Il avait connu trop de rencontres de ce genre et il ressentait comme une agression physique l’hostilité des gens de l’Amirauté lorsqu’il leur avait expliqué que le concept de ligne de bataille était mort et enterré. Nous ne reverrons plus jamais un nouveau Trafalgar, j’en suis convaincu.

— C’est la principale préoccupation du commandant d’une frégate, son devoir, même : découvrir, observer et agir.

Ozzard fronça les sourcils en entendant la porte s’entrouvrir. Avery hésita, ne sachant pas trop pourquoi il était venu.

— Je suis désolé, sir Richard. J’ai entendu… quelqu’un disait…

Bolitho lui montra un siège.

— Au moins, cette fois-ci, vous n’aurez pas eu trop de chemin à faire. Pas comme lorsque vous avez fait à cheval la route de Portsmouth à Londres !

Avery prit le verre que lui tendait Ozzard. Il était tout ébouriffé, comme si, alors qu’il essayait de s’endormir, quelque instinct l’avait fait se relever.

Allday, perdu dans la pénombre, hocha la tête. C’était mieux ainsi. Plus convenable.

Bolitho les observait tour à tour, ses yeux gris toujours aussi vifs.

— Le commandant Dawes n’a rien vu, parce qu’il n’y avait rien à voir. Il a préservé les forces de l’escadre comme je le lui avais ordonné, il a fait exécuter les réparations dont la plupart des bâtiments avaient grand besoin. Tout cela a été le résultat d’un plan parfaitement monté, il n’y a aucun doute.

— Amiral, demanda Avery, pensez-vous que l’issue de la guerre est encore incertaine ?

Bolitho sourit.

— Cela fait des années, pour ne pas dire une existence entière, que nous nous battons contre un ennemi ou un autre. Mais ce sont toujours les Français qui se trouvent à l’avant-garde. Toujours.

Allday se renfrogna. Pour lui, un mounseer était toujours un mounseer. Les vieux mat’lots pouvaient bien chanter et fanfaronner quand ils étaient imbibés de rhum : lorsqu’on en venait aux choses sérieuses, c’était toujours « eux » ou « nous ».

— J’suis pas ben sûr que j’vous suivions, sir Richard.

— Nous devons tout mettre en œuvre pour défaire les Français le plus vite possible, pour pouvoir faire venir des renforts navals dans ces eaux afin de contenir les Américains. De leur côté, les Américains vont vouloir briser nos lignes avant que tout cela arrive. Je pense que le Royal Herald a été coulé par des navires que nous ne connaissons pas, américains ou français, ou les deux, mais sous le commandement d’un seul chef. Un chef qui va prendre ses dispositions pour rien moins que la destruction de nos croisières et, si besoin, de toute l’escadre.

James Tyacke était arrivé à son tour. Son visage balafré restait caché dans l’ombre, mais il fixait attentivement Bolitho de ses yeux bleus.

— Dans tous les rapports que nous possédons, il n’est fait nulle mention d’un ressentiment quelconque des Américains contre une nouvelle présence française, et pourtant, le point le plus important nous a échappé, à savoir que la guerre fait naître parfois d’étranges compagnonnages. Je pense que celui qui est derrière tout ça est un Américain de grand talent et très déterminé. Il a montré de quoi il était capable. A nous de le trouver et de le vaincre.

Il les regarda l’un après l’autre, parfaitement conscient de l’énergie qu’il leur avait insufflée et de la confiance qu’ils plaçaient en lui.

— Ce visage dans la foule, mes amis. Il est là depuis le début, et personne ne l’a remarqué.

 

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho s’approcha de la lisse de dunette pour regarder les équipes qui étaient au travail pour l’après-midi, chacune selon ses compétences et ses talents. Les hommes étaient regroupés sur une partie du pont principal comme des marchands derrière leurs étals : pas étonnant que ce lieu soit également appelé la place du marché. Pour une frégate, la Walkyrie était grosse et, de la même manière que l’Indomptable, elle avait commencé sa carrière en modeste trois-ponts, comme vaisseau de ligne.

Il avait fait connaissance avec tous ses officiers, d’abord individuellement et au carré, à l’occasion d’une petite réunion sans prétention. Certains, comme John Urquhart, le second, faisaient partie de l’équipage initial, à l’époque où la Walkyrie avait pris armement et arboré en tête de misaine la marque de son oncle, alors vice-amiral. De quelque façon qu’on la considère, ça avait toujours été un vaisseau malheureux, pourri par le mécontentement et les inévitables séances de fouet à la coupée qui en résultaient. Jusqu’à cette célèbre bataille et cette victoire sur la fameuse escadre française de Baratte. Trevenen, son commandant, s’était comporté comme un lâche. Cet homme, qui se montrait souvent tyrannique, avait disparu par-dessus bord dans des circonstances assez mystérieuses.

Adam leva les yeux vers la marque de Keen, qui flottait bien raide en tête d’artimon. Ici et là encore, des hommes étaient morts. Son oncle avait été blessé : son seul œil encore valide. La bataille avait semblé perdue jusqu’à l’arrivée du contre-amiral, amputé de la main droite, qui avait fait irruption sur le pont. Adam regardait la descente, la roue désarmée. Il imaginait le spectacle comme s’il avait été présent. Le lieutenant de vaisseau Urquhart avait pris le commandement et avait fait la preuve de sa valeur. Un officier calme, sérieux, qui recevrait bientôt un commandement s’ils étaient à nouveau appelés à se battre.

Il se tourna vers les équipes de marins au travail, parfaitement conscient que tous avaient remarqué sa présence. Leur nouveau commandant. Adam était déjà célèbre à cause de ses hauts faits à bord de l’Anémone comme de son patronyme, celui d’un amiral qui faisait souvent la une. Mais pour ces hommes, il était tout simplement leur nouveau supérieur. Rien de son passé ne comptait plus, tant qu’ils n’auraient pas constaté par eux-mêmes qui il était.

Le maître voilier et ses aides, assis en tailleur, s’activaient avec leurs alênes et leurs paumelles. On ne gaspillait jamais rien, qu’il s’agisse d’une voile partie en lambeaux dans un coup de torchon ou d’un morceau de toile qui finirait autour d’un cadavre pour son dernier voyage jusqu’au fond de l’eau. Le charpentier et ses hommes ; le bosco qui inspectait une dernière fois les poulies et palans neufs frappés au-dessus du chantier. Il aperçut également le chirurgien, George Minchin, tout seul, qui arpentait le passavant bâbord. Il était plus rubicond que jamais dans la lumière crue de l’après-midi. Encore un dont on ignorait le passé. Il était à bord du vieil Hypérion, lorsque ce dernier était parti au fond – Keen était alors son commandant. La marine était une famille, mais tant de visages avaient désormais disparu.

Adam était monté sur le pont aux premières lueurs de l’aube pour assister à l’appareillage de l’Indomptable qui avait pris la mer en compagnie de deux frégates et d’un brick. Il offrait un bien beau spectacle avec ses pyramides de toiles qui dominaient les autres vaisseaux, la toile raide et tendue, rigide comme une cuirasse dans la brise fraîche de noroît. Il avait agité sa coiffure et savait que son oncle, même s’il restait invisible, lui rendait son salut. D’une certaine façon, il enviait Tyacke dans ses fonctions de capitaine de pavillon de Bolitho, tout en sachant qu’il n’aurait rien pu imaginer de pire que d’être à sa place. Ici, il était à son bord, il ne devait penser qu’à ses seules responsabilités, d’autant plus importantes qu’il arborait la marque de Keen. Mais cela s’arrêtait là. Il était conscient qu’il n’aimerait jamais ce bâtiment comme il avait aimé son Anémone.

Il songeait à Keen, à son regain d’énergie qui avait surpris cet équipage habitué à une discipline plus lâche. Keen était fréquemment descendu à terre ; pas seulement pour rencontrer les chefs des troupes, mais également pour se rendre aux invitations du gouverneur et des négociants de Halifax.

Adam l’avait accompagné à plusieurs reprises, par devoir plus que par curiosité. L’un des plus importants parmi ces hauts personnages était un ami du père de Keen, un homme très strict et qui ne mâchait pas ses mots. Il pouvait avoir entre cinquante et soixante-dix ans. Il s’était hissé à sa position actuelle à la sueur de son front, et non grâce à ses relations. Il riait sans arrêt, mais Adam avait remarqué que ses yeux bleus comme de l’acier restaient froids en permanence. Il s’appelait Benjamin Massie. Keen avait expliqué à Adam qu’il était célèbre à Londres pour ses idées bien tranchées sur le développement du commerce. On savait également que tout ce qui risquait de prolonger les hostilités le mécontentait profondément.

Ce n’était pas là la seule connaissance de Keen sur place. Il avait d’abord rencontré un autre ami de son père, muni d’un document de l’Amirauté qui le chargeait d’examiner toutes les possibilités d’accroître les investissements dans les chantiers navals, non seulement pour le compte de la marine de guerre, mais en gardant en mémoire le futur proche et l’augmentation probable des échanges avec les ports méridionaux. L’ennemi, voilà un mot qui déplaisait fort à Massie et à ses associés.

Bon, et la suite ?

Keen avait organisé des croisières dans une zone rectangulaire qui s’étendait de Boston jusqu’au sud-ouest, et, dans l’autre direction, de l’île-au-Sable jusqu’au Grand Banc, six cents milles plus loin. Une zone fort étendue, certes, mais pas assez pour que chaque bâtiment perde contact avec les autres si l’ennemi tentait de quitter ses ports, ni si les convois ou les bâtiments isolés qui se dirigeaient vers Halifax tombaient dans un piège avant de se trouver en sûreté. Comme ce qui était arrivé au Royal Herald. Une attaque mûrement réfléchie, dans le seul but de tuer son oncle. Il ne savait pas trop si Keen était d’accord avec cette explication. Il avait fait remarquer : « Nous évaluerons chaque détection, chaque accrochage pour ce qu’ils sont réellement. Nous ne devons pas nous laisser contraindre à nous éparpiller, ce qui affaiblirait nos flottilles. »

Un quartier-maître le salua. Adam essayait de se rappeler son nom. Il sourit. Ce serait pour la prochaine fois, peut-être.

En entendant un pas léger sur la dunette, il se demanda soudain s’il éprouvait encore pour le nouvel aide de camp l’aversion qu’il avait ressentie lors de leur première rencontre. L’Honorable Lawford de Courcey était tout à fait dans son monde avec les gens qu’ils rencontraient à terre. Il savait repérer qui était important et pourquoi, à qui l’on pouvait se fier, et qui risquait de faire remonter ses récriminations même jusqu’à Londres si on essayait de le doubler. Un homme qui serait parfaitement à l’aise à la Cour, mais sous les bordées ennemies ? On verrait bien…

Il décida de se reprendre. Tout cela n’avait aucune importance. D’ici deux jours, ils auraient pris la mer. C’était sans doute ce dont ils avaient le plus besoin. Ce dont j’ai besoin.

L’aide de camp traversa la dunette et attendit qu’il l’aperçoive.

— L’amiral vous présente ses compliments, commandant, il désire que vous fassiez affaler son canot.

Comme de Courcey n’ajoutait rien, Adam lui demanda :

— Et pour quelle raison ?

De Courcey eut un sourire.

— L’amiral descend à terre. Mr Massie souhaite s’entretenir de certaines affaires avec lui. Et je crois qu’il y aura ensuite une réception.

— Je vois. Quant à moi, je souhaite m’entretenir avec l’amiral du renforcement des croisières.

Il était irrité, plus contre lui-même que d’avoir mordu à l’hameçon de De Courcey.

— Nous sommes ici pour ça, souvenez-vous-en bien.

— Si je puis faire une suggestion, commandant…

Adam détourna le regard, du côté de la ville.

— Monsieur de Courcey, vous êtes l’aide de camp de l’amiral, pas le mien.

— L’amiral aimerait que vous l’accompagniez, commandant.

Adam surprit l’officier de quart qui observait la terre à la lunette, mais qui ne perdait certainement pas une miette de cet échange plutôt aigre.

— Monsieur Finlay, rappelez l’armement du canot de l’amiral, je vous prie.

Il entendit des coups de sifflet et, immédiatement après, les piétinements de pieds nus, les ordres aboyés : tout son univers et, pourtant, il se sentait totalement détaché. De Courcey n’y était pour rien. Adam avait été aide de camp, lui aussi, et ce n’était jamais facile, même quand on adorait celui que l’on servait.

Il fit volte-face avec la vague intention de se rabibocher, mais le lieutenant de vaisseau avait disparu.

Un peu plus tard, après avoir gagné l’arrière pour rendre compte que le canot attendait le long du bord, il trouva Keen déjà en tenue et paré à débarquer.

Il examina longuement Adam avant de lui dire :

— Vous savez, je n’ai pas oublié, à propos du renforcement des croisières. Nous devrions avoir des nouvelles fraîches au retour de la goélette le Reynard. Elle est remontée jusqu’à la baie de Fundy. Encore que, je doute que ce soit un endroit où l’ennemi a envie de rôder.

— C’est de Courcey qui vous en a parlé, n’est-ce pas, amiral ?

Keen sourit.

— C’est son devoir, Adam – puis, redevenant sérieux : Montrez-vous patient avec lui. Laissez-le faire ses preuves… S’il en a l’occasion.

Ils entendirent de sourds bruits de pieds dans la chambre contiguë. Deux marins passèrent, portant ce qui était visiblement un coffre vide qu’ils descendaient ailleurs.

— Vous voyez, dit Keen, je m’installe. Ce n’est pas un vaisseau de ligne, mais ce sera suffisant pour le moment… On m’a proposé de prendre mes quartiers à terre, mais j’en ai décidé autrement. La rapidité est primordiale.

Adam attendit la suite. Qui lui avait fait cette suggestion ? Il aperçut John Whitmarsh, son jeune domestique, qui aidait deux garçons de poste à vider un autre coffre.

Pourquoi ne puis-je l’imiter ? Me perdre dans ce que je sais le mieux faire ?

Il y avait, posé sur la table, un petit livre recouvert de velours. Il fut pris d’un violent frisson, comme s’il se réveillait d’un cauchemar. Keen, qui avait surpris son regard, lui dit :

— De la poésie. Celle que j’ai perdue… Ma sœur l’a emballé par erreur. Elle n’est pas habituée aux contraintes de la guerre.

Celle que j’ai perdue. Il n’avait pas réussi à prononcer le nom de Zénoria. Adam avait vu ce livre, le jour où il était allé lui rendre visite, dans le Hampshire, sous un prétexte quelconque. Elle l’avait repoussé.

— Il vous intéresse ? lui demanda Keen.

Adam était surpris de son propre calme, il sentait une espèce de vide intérieur, ne se reconnaissait plus.

— J’ai l’intention d’apprendre à lire au jeune Whitmarsh. Ce livre pourrait m’être utile, amiral.

Et il le prit, osant à peine le regarder.

Keen haussa les épaules.

— Faites donc. Au moins, il servira à quelque chose. Vous venez avec moi, Adam ?

Adam ne parvenait même pas à sourire.

— Bien, amiral.

Le velours était si doux sous ses doigts, aussi doux qu’avait été sa peau.

— Je vais prendre mon sabre.

De retour dans sa chambre, Adam s’appuya contre la porte et, lentement, porta le livre à ses lèvres, tout étonné de voir que sa main ne tremblait pas.

Comment était-ce possible ? Il ferma les yeux comme un orant, les rouvrit, il savait que c’était bien ce livre.

Le maniant avec la plus grande délicatesse, il n’entendait plus les bruits du vaisseau, n’en percevait plus les mouvements. Il était dans un autre monde.

Les pétales de rose, serrés depuis si longtemps entre les pages, étaient presque translucides. On aurait dit de la dentelle, ou une délicate toile d’araignée. Les roses sauvages qu’il avait cueillies pour elle en ce jour de juin, lorsqu’ils étaient allés se promener à cheval, c’était son anniversaire. Le jour où elle l’avait embrassé.

Il referma le volume et le tint pressé de longues secondes contre son visage. Décidément, rien à faire pour y échapper. Il serra le livre dans son coffre et le referma à clé : il éprouvait un soulagement immense en découvrant qu’il n’avait jamais souhaité l’oublier. Il se redressa, prit son sabre. Ça vient de Zénoria.

 

La croix de Saint-Georges
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